Pourquoi Vinca Migot a-t-elle choisi de consacrer tout un album à la figure du Samouraï à son retour du Japon ?  Que veut dire « l’esprit du samouraï » ?

Un album consacré aux Samouraïs

Qu’est-ce qu’un Samouraï ?

Les Samouraïs étaient des guerriers emblématiques de l’âge féodal japonais. Reconnaissables à leur armure et à leur sabre appelé katana, ils incarnaient la noblesse, l’honneur, et le dévouement à leur seigneur, le mot « samouraï » désignant d’ailleurs « celui qui sert ». Ils ne craignaient ni la douleur ni la mort, et respectaient un code strict, appelé « la voie du guerrier », construit sur sept valeurs principales telles que la loyauté, l’intégrité et le courage. Leur éducation prônait la foi et la justice, la maîtrise parfaite des arts martiaux et des armes, mais aussi de la calligraphie, et surtout la maîtrise de soi, encourageant la répression de toute forme d’émotion et d’individualité. Cet art subtil de la guerre les rendait ainsi tout à la fois féroces et humbles.

Pourquoi s’intéresser aux Samouraïs ?

Afin de mieux accomplir leur devoir, ces nobles figures guerrières portaient des masques rituels durant leurs combats qu’on appelait Mempo. En plus de protéger le visage des guerriers des coups de sabre, ils servaient à désarçonner les adversaires. Les masques représentaient le plus souvent des entités démoniaques, de sorte que l’affrontement commençait ainsi dès la vue de l’autre, et entamait les forces psychologiques de l’opposant avant même que ne se confrontent les forces physiques. Le masque dissimulait en effet toute forme d’intention et d’émotion, et notamment la peur qui pouvait se lire sur un visage. Il dégageait, de plus, une aura puissante, presque spirituelle, qui permettait de prendre l’ascendant sur celui qu’il pétrifiait de terreur.
Par la suite, des masques similaires ont été utilisés au théâtre pour figurer des personnages légendaires. Il s’agit alors d’objets personnificateurs : ils donnent vie, le temps d’une représentation, à des êtres de papier, dont les histoires sont véhiculées par les croyances populaires.

Vinca Migot s’intéresse ainsi aux Samouraïs pour leur noblesse d’âme et leur force guerrière, mais plus particulièrement encore aux masques qu’ils portent. Cet objet superpose en effet les identités et ajoute une dimension spirituelle à leurs aptitudes physiques exceptionnelles. Le guerrier — ou l’acteur de théâtre — devient un démon. Plus encore, la créature imaginaire soulève le voile qui sépare la réalité du monde invisible, de la fiction et pénètre le monde des vivants. Elle prend corps, s’incarne provisoirement. Les masques de Samouraï font penser à une sorte de possession, de communication spirituelle, de transfusion des forces. Cette superposition des identités s’apparente parfois davantage à une confusion. Il n’est alors pas inintéressant de se rappeler que dans la culture occidentale, le masque est aussi omniprésent. Très utilisé dans le théâtre antique grec puis romain, le mot latin persona, à l’origine du mot « personnage », désigne initialement le masque porté par le comédien. Vinca Migot choisit alors de voir le masque comme l’incarnation matérielle de l’identité que l’on se crée, que l’on se façonne.

Qui est l’Ikiryo, l’esprit des vivants, l’esprit du Samouraï ?

Une légende japonaise

La figure d’Ikiryo prend le contrepied de ces masques démoniaques qui s’incarnent dans les Samouraïs le temps d’une bataille. Appartenant également au légendaire japonais, elle désigne un esprit qui quitte provisoirement le corps d’une personne vivante pour s’envoler et hanter d’autres personnes ou d’autres lieux. L’Ikiryo peut parcourir de grandes distances en très peu de temps et se manifeste pour diverses raisons, bénéfiques comme néfastes. L’esprit peut décider de rappeler sa présence aux personnes aimées, ou au contraire de tourmenter des individus dont il souhaiterait se venger. L’Ikiryo devient alors une sorte de double fantomatique, de doppelganger — concept que l’on retrouve aussi dans la culture occidentale.

Ikiryo, l'esprit des vivants

Technique mixte (acrylique, crayons, encres) sur cartons et toiles, 83x59 cm

Une composition artistique spirituelle

Trois toiles de Samouraïs, de 25 cm sur 18,5 cm, peintes à l’acrylique sur carton, sont greffées à un portrait plus large, en arrière-plan. Les portraits de Samouraï font apparaître en relief et grâce à un bout de métal upcyclé le visage du guerrier. L’œuvre Ikiryo de Vinca Migot est donc constituée d’un collage. Tandis que l’habit du samouraï, dessiné, constitue un jeu de visages. On distingue en effet 3 visages en 1 seul, ou un 1 visage en 3. Ces samouraïs stylisés et déstructurés répondent ainsi à une équation : 1 + 1 = 3, s’inscrivant dans une démarche à la fois transversale et unificatrice. Ce concept est l’une des clefs de la peinture de Vinca Migot et épouse l’idée que le Samouraï, au combat, est accompagné par l’esprit, dont il emprunte le visage.

Le Samouraï jaune évoque le masque du guerrier, le Samouraï bleu la fontaine du combattant, et le rouge, intitulé » Bloody Mary », renvoie au sang versé lors des batailles. Cette opposition colorimétrique avec le rouge et bleu matérialise l’antithèse classique de la vie et de la mort : deux flux d’énergie s’affrontent et libèrent la force du guerrier et de son masque. À l’arrière de la toile, le portrait en biais montre l’Ikiryo du Samouraï. Le combat provoque une sortie du corps : l’esprit surplombe le champ de bataille et contemple avec d’autant plus d’ardeur l’adversaire.

L’Ikiryo du Samouraï peint par Vinca Migot évoque la noblesse et la réflexion. Ses cheveux en bataille, bleus et rouges, rappellent la tension entre vie et mort qui le traverse lors de sa lutte. Ils retombent sur son visage, à l’expression indicible : dans le calme se lit aussi la tempête, et la douceur semble se mêler à l’orgueil et à la défiance. Une ligne jaune accompagne les contours de ses traits : le front, le nez, la bouche, rappelant le port du masque démoniaque. Pourtant, l’Ikiryo, double intime, ne porte pas de masque — il apparaît nu et révèle son identité véritable. Son regard, à la fois doux et perçant, toise et jauge le spectateur, qui devient alors l’adversaire. S’engagent un dialogue silencieux, un combat dématérialisé, à la frontière de notre inconscient.

D’autres influences esthétiques nippones pour créer l’Ikiryo du Samouraï

Vinca Migot, si elle adopte une vision très mature de ce légendaire japonais construit sur des histoires de démons et de fantômes, se laisse bercer par des univers plus doux et oniriques. Elle se nourrit notamment des films de Hayao Miyazaki et de la force et de la grandeur d’âme de ses personnages. Tout amateur de la filmographie du cinéaste japonais reconnaîtra ainsi dans les traits de l’Ikiryo du Samouraï le visage de Hauru, dans le Château ambulant. Une scène en particulier resurgit. Ce magicien ténébreux, métamorphosé en gigantesque oiseau nocturne, contemple silencieusement Sophie, l’héroïne, après une nuit de lutte sanglante. Sous une masse de plumes noires tachetées d’éclaboussures cramoisies se distinguent deux yeux. Le regard de Hauru, fixe, évoque alors la mélancolie, la tendresse, et surtout le mystère. Le masque ici est remplacé par la métamorphose bestiale ; Hauru prend l’apparence d’une créature monstrueuse et dissimule son identité pour mieux mener à bien ses batailles.

Howl's Moving Castle, by Hayao Miyazaki © Studio Ghibli

Des croyances et des cultures croisées

Expériences de mort imminente

Outre les mythes et les légendes similaires en Orient et en Occident à l’instar du doppelganger, sorte de double ou de sosie d’une personne vivante, la figure d’Irikyo mobilise surtout l’idée d’« expérience de mort imminente » (EMI, ou near death experience en anglais) ou encore d’« expérience de hors-corps » (out-of-body experience,en anglais), désignée encore sous le nom de « décorporation ». Les personnes affirmant avoir vécu une telle expérience expliquent que leur conscience est sortie de leur corps et s’est mise à flotter juste au-dessus. Cette autoscopie — le fait de se regarder soi-même — est décrite par certains médecins comme une hallucination sensorielle dissociative, tandis que les amateurs de sciences paranormales voient là une manifestation mystique. À la différence d’un simple reflet dans le miroir, le double fantomatique contemple le corps qu’il vient de quitter de façon surplombante. On retrouve l’opposition entre le plan horizontal, qui incarne le terrestre, le matériel, et le plan vertical, qui renvoie au spirituel, à l’immatériel. L’Ikiryo assure la jonction entre les deux mondes.

Locke and Key, by Joe Hill © Netflix

Des réécritures modernes

Le concept d’Ikiryo est récupéré par de nombreuses fictions modernes. La série américaine Locke and Key, sortie en 2020, évoque par exemple cet esprit des vivants au travers d’une clef magique, appelée Ghost Key, qui permet de dissocier son esprit (ou son âme) de son corps. L’esprit, affranchi de son enveloppe matérielle, est libre de s’envoler, de vagabonder, et de communiquer avec d’autres esprits, tout en interagissant avec le monde matériel. Sorte de projection corporelle, il a une apparence fantomatique. Pendant ce temps, le corps est allongé, léthargique, froid, comme plongé brutalement dans une sorte de mort provisoire, de coma.

Ainsi, l’Ikiryo du Samouraï de Vinca Migot invite à regarder l’inconnu, à contempler l’invisible, à s’interroger sur les formes indistinctes et vives qui passent furtivement devant notre œil et que l’on a du mal à expliquer.

Orval
Chroniqueuse culturelle